Jurisprudence : comment un cogérant révoqué peut assouvir sa vengeance... et obtenir gain de cause en justice

  • Article publié le 26 janv. 2021

Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. Voici une affaire qui démontre à quel point il est facile, pour un ancien cogérant, de créer des nuisances à la société qui l’a révoqué…

L’affaire

Après avoir été révoqué, l’ex-cogérant, soutenant qu’il a constaté l'existence d'opérations présentant un caractère suspect et contraire à l'intérêt social, y compris alors qu’il était encore en exercice, assigne devant le président d'un tribunal de commerce son ancienne société et les deux cogérants toujours en exercice, aux fins de voir ordonner une expertise de gestion.

Légalement en effet, un ou plusieurs associés représentant au moins le dixième du capital social peuvent, soit individuellement, soit en se groupant sous quelque forme que ce soit, demander en justice la désignation d'un ou plusieurs experts chargés de présenter un rapport sur une ou plusieurs opérations de gestion (Article L. 223-37 du code de commerce).

L’objet de cette demande d'expertise n’est pas de porter une appréciation sur la situation comptable de l'entreprise, ni de découvrir d’éventuels actes susceptibles d'être qualifiés de fautes de gestion, mais elle peut être fondée sur de simples présomptions d'irrégularités.

En l’occurrence, l’ex-cogérant fondait sa demande sur l'existence des opérations suivantes qui, pêle-mêle, présentaient selon lui un caractère suspect et contraire à l'intérêt social :

  • 1 - des manquements suspectés aux conventions réglementées, notamment en ce qui concerne la prise en charge par la société des cotisations de retraite complémentaire et de prévoyance des gérants, ainsi que de la rémunération des comptes courants d'associé des gérants ;
  • 2 - la prise en charge par la société d’une dépense suspectée à caractère personnel de l’un des cogérants ;
  • 3 - l'augmentation (après son départ) de la rémunération des gérants, approuvée par l’assemblée générale des associés, mais en contradiction selon lui avec l'intérêt social ;
  • 4 - la mise en réserve des dividendes depuis son départ (décision de l'assemblée) ;
  • 5 - l'absence de décision collective des associés concernant le paiement par la société des charges sociales obligatoires des gérants ;
  • 6 - le fait que son compte courant d’associé soit devenu débiteur après son départ (imputation de ses charges sociales personnelles), alors que celui des deux autres cogérants est resté créditeur ;
  • 7 - l'absence de contestation par les Gérants d’un redressement de l'URSSAF subi par la société ;
  • 8 - le fait que l’un des Gérants ait perçu des indemnités forfaitaires pour frais au cours de deux mois consécutifs ;
  • 9 - l'existence, selon lui, d’une résolution erronée lors d’une assemblée générale (il était mentionné que la société n'avait pris en charge aucune dépense non déductible des bénéfices assujettis à l'impôt sur les sociétés alors que des pénalités non déductibles avaient été déduites) ;
  • 10 - l’existence d’un trop perçu par l’un des Gérants au titre de l’intéressement (remboursé par celui-ci) ;
  • 11 - le fait qu’il estimait ne pas avoir reçu les informations suffisantes sur la date à laquelle procéder à des versements volontaires sur les comptes épargne PEE et PERCO pour pouvoir prétendre à l'abondement provenant de la société.

Les juges

Aussi bien en première instance que devant la Cour d’appel, sa demande d’expertise de gestion est rejetée et il est même condamné aux dépens.

Il ressort de l'ensemble des éléments produits que l’ex-cogérant ne justifie pas du bien-fondé de sa demande tendant à l'organisation d'une expertise de gestion. Selon les juges en effet :

  • soit la demande d’expertise de gestion n’est pas fondée (points 3, 4, 6, 7, 9, 11) ;
  • soit les faits reprochés ne ressortent pas de l'objet d’une expertise de gestion (points 1, 2, 5) ;
  • soit ils ne sont pas significativement préjudiciables à la société (point 8, 10).

La Cour de cassation

La haute cour au contraire casse et annule cette décision.

Selon elle en effet, une juridiction saisie d'une demande d'expertise de gestion est tenue de l'ordonner dès lors qu'elle relève des présomptions d'irrégularités affectant une ou plusieurs opérations de gestion déterminées et ceci… indépendamment de leur montant.

Or en l’occurrence, en affirmant que certaines opérations reprochées portaient sur des sommes peu importantes et n'étaient pas significativement préjudiciables à l'intérêt social, la cour d'appel a reconnu avoir relevé des présomptions d’irrégularités, mais n'a pas donné de base légale à sa décision puisque les arguments évoqués ne sont pas de nature à exclure le caractère suspect de ces opérations.

Conclusion : toute opération présumée irrégulière peut faire l'objet d'une demande d'expertise de gestion, et ceci... même si elle n'est que très peu préjudiciable pour la société, ce qui ouvre un très large champ d'action à tout associé vindicatif (sous réserve qu'il possède au moins 10 % du capital).

Source : Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 16 décembre 2020, 18-25.630, Inédit.